ESQUISSE SUR LA TACTIQUE DE L’INFANTERIE DES ARMÉES DE LA RÉPUBLIQUE

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Pour défendre la Révolution, la nation française mit sur pied une armée telle que la monarchie n’avait jamais été capable d’en réunir une. Aussi bien par son ampleur que par la composition sociale de son corps d’officiers, cette nouvelle armée n’avait jamais eu de précédent. Le système tactique qui lui permettait de se mesurer avec l’ennemi et de le vaincre sur le champ de bataille, comprenait également des innovations considérables. Cet article est centré exclusivement sur la tactique de l’infanterie, sa reconstitution, sa description et son analyse. Il démontrera que, dès avril et mai 1794, une grande partie de l’infanterie française avait déjà développé une tactique qui exploitait les avantages de la colonne d’attaque, de la ligne, du bataillon carré, et de la dispersion en tirailleurs. Ainsi, les éléments tactiques perfectionnés un peu plus tard sous Napoléon existaient sous une forme effective, ce qui les fait remonter de six mois à deux ans plut tôt que l’on ne le croyait généralement.

Bien que cet article soit strictement limité à une analyse technique, la raison première pour laquelle cette analyse a été entreprise réside dans la conviction, qu’elle pourrait éventuellement être utile aux historiens qui s’efforcent de représenter les répercussions de la Révolution sur l’esprit public en France. Etant donné que n’importe quel système de tactique reflète le caractère des soldats qui l’utilisent, une modification de tactique pourrait indiquer un changement dans la nature des troupes françaises. Pour mieux accomplir ce dessein, il a semblé souhaitable d’étudier de préférence la période où l’enthousiasme patriotique a été à son paroxysme, de la déclaration de guerre en avril 1792, à la chute de Robespierre, le 9 thermidor an II. De fait, les adaptations militaires au nouveau régime et au nouveau soldat étaient limitées par des facteurs variables que la révolution politique et sociale ne pouvait modifier. Une technologie figée réprimait le potentiel de changement; tout l’armement de base de l’armée française avait été adopté dès 1780, et resta un certain temps sans changement. Dans la cavalerie, où les caractéristiques du cheval sont aussi importantes que celles de son cavalier, l’évolution tactique fut négligeable (1). L’artillerie expérimenta une innovation majeure, les batteries légères, mais la relation entre ce progrès technologique et les événements politiques de 1789-1792 semble insignifiante (2). Le champ des possibilités tactiques restait le plus étendu dans l’infanterie. Cette armée pouvait compter sur des bataillons massés ou sur des tirailleurs dispersés; elle pouvait se livrer à des attaques de choc, ou à des salves; et elle pouvait exploiter un contrôle discipliné ou un élan fougueux des troupes. Les changements majeurs de tactiques coïncidèrent avec la Terreur.

Un nouvel examen de la tactique de l’infanterie pendant ces deux premières années de guerre paraîtrait inutile, s’il n’y avait pas eu les recherches de Jean Colin, historien de l’Etat-Major au début du xxe siècle. Avant lui, la plupart des observateurs s’accordaient à penser que les techniques françaises sur le champ de bataille jusqu’à l’arrivée de Napoléon, étaient essentiellement limitées aux attaques massives en colonnes et à la dispersion en tirailleurs. Le problème soulevé était celui de savoir à quel degré d’organisation et de systématisation ces techniques étaient arrivées, et lesquelles méritaient d’être les plus admirées. Colin publia son livre, La tactique et la discipline dans les armées de la Révolution en 1902, et pour tous ceux qui le lurent, la conception des tactiques de l’infanterie durant les guerres de la Révolution fut changée. Il affirmait que, après une tentative à Jemappes, les forces françaises abandonnèrent la colonne d’attaque jusqu’en 1795 ou 1796. Pendant la période intermédiaire, le systéme tactique se composa du combat en ligne pour les troupes exercées, et de la dispersion en tirailleurs pour les troupes inexpérimentées. Colin insistait sur le fait que, même après 1795, la ligne restait la formation de base pour les troupes françaises en bataille. Dans tout cela, les événements politiques de la Révolution et leur répercussion psychologique semblaient presque hors de propos. Ses découvertes étaient essentiellement fondées sur un rapport du général Schauenbourg concernant le camp d’entraînement dirigé par lui pour les bataillons de l’armée de la Moselle pendant l’été de 1793. L’armée de la Moselle était la plus conservatrice des forces de campagne au point de vue technique, et les conclusions de Colin demeuraient valables en ce qui la concernait. Cependant, elles faussaient l’histoire des autres armées, comme il apparaîtra dans cet article. En dépit de la valeur contestable de ses opinions générales, ces conclusions mettaient toutefois en doute les interprétations en vigueur et rouvraient un problème classé.

Pour résoudre un conflit d’opinion ou rompre un cycle de controverses, il faut souvent une autre méthode et non simplement un jugement différent. Dans le cas présent, un fondement solide de connaissances doit être édifié avant d’en tirer des conclusions. Une étude des règlements d’exercice et des instructions est susceptible d’entraîner l’enquêteur dans une direction incertaine, puisqu’ils constituent une indication de ce qui aurait pu être, plutôt que d’une situation réelle. Le livre d’exercice militaire de base de l’époque, le Règlement concernant Vexercice et les manœuvres de l’infanterie du 1er août 1791, conserve une valeur appréciable, mais seulement en liaison avec d’autres sources (3). Les déclarations d’une portée générale faites de mémoire par des généraux sont aussi fallacieuses; elles sont, au mieux, les observations influencées par l’expérience personnelle d’un homme, estompées par le temps. Elles sont souvent de caractère polémique et constituent un élément de cette même controverse que l’on cherche à éviter. Une assise modérément solide sur des faits prouvés peut être cependant établie. Les généraux rendaient compte de leurs actions au ministère de la Guerre et au Comité de salut public, et la plus grande partie de cette correspondance a été conservée. Les officiers généraux et supérieurs rédigeaient des ordres et correspondaient avec leurs subordonnés sur des sujets militaires urgents. Soldats et officiers écrivaient leurs journaux personnels et rédigeaient leurs mémoires. On peut s’y fier dans la mesure où ces écrits consignent seulement ce qu’un individu faisait et voyait. Ces rapports particuliers, ordres et comptes rendus peuvent être rassemblés, et la tactique de l’infanterie qu’ils décrivent peut être extraite et exposée dans des tables systématiques. Une configuration statistique qui peut favoriser des jugements d’une plus grande solidité, est alors susceptible d’apparaître.

Il ne serait pas exact de qualifier ce procédé d’entièrement objectif, puisque les documents doivent souvent faire l’objet d’une interprétation subjective, avant de pouvoir être réduits à une série d’indications dans une table; cependant, le procédé est plus objectif que beaucoup d’autres. Un tel procédé quantitatif réclame une documentation assez abondante; mais le temps nécessaire au rassemblement de la documentation essentielle pour étayer les conclusions concernant la tactique utilisée sur toutes les frontières françaises d’avril 1792 à juillet 1794, serait excessif. La France n’avait pas une armée unique, mais plusieurs armées; dans une époque d’expérimentation, quand chaque armée avait à faire face à des problèmes différents, sous la direction de commandants différents, chaque armée se distinguait par ses caractéristiques particulières. De ce fait, une seule des onze armées françaises (ou davantage) déployées le long des frontières a dû être choisie pour entreprendre une étude serrée dans le temps disponible. L’armée du Nord semblait la plus importante et a été, par conséquent, choisie pour cette étude.

L’armée du Nord et son élément subordonné, l’armée des Ardennes, comprenaient 235 000 hommes en février 1794, à une époque où la grandeur moyenne des autres armées était seulement de 45 000 hommes (4). Non seulement elle était la plus importante en nombre, de beaucoup, mais elle défendait la frontière de Sedan à Dunkerque contre les Autrichiens, les ennemis les plus acharnés dans ces premières années de guerre. Une étude de la tactique de l’infanterie de l’armée du Nord promet donc d’être à la fois praticable et de grande portée.

Quand on utilise un procédé quantitatif, il faut réduire les éléments tactiques à des unités dont la quantité peut être déterminée; ce qui, jusqu’à un certain point, fait une entorse à la réalité. Les éléments tactiques peuvent aussi être considérés en des termes qui défient les statistiques, mais qui exposent un niveau de vérité que des techniques objectives peuvent difficilement égaler. Pendant la période décisive, avant Thermidor, les chefs politiques et militaires français discutèrent le système tactique utilisé par les armées républicaines en des termes qui nous éclairent d’une lumière soudaine, tout en ne laissant pas d’être subjectifs. Le peuple français était galvanisé par un grand élan, et la baïonnette était devenue le symbole tangible de cette exaltation psychologique. L’arme blanche s’éleva au-dessus du statut de technique militaire; elle devint un culte qui prêchait que l’offensive seule pouvait convenir au caractère et aux besoins de l’armée française régénérée, et que le patriotisme et la sagesse baïonnette. militaire se combinaient dans la tactique de charge à la La confiance dans la fougue des troupes françaises n’est pas née de la Révolution. Alors que le siècle des Lumières s’occupait souvent de vérités universelles, il observait et rendait compte aussi de contrastes dans le caractère national.

En se limitant au domaine militaire, les Français étaient supposés posséder un esprit de corps exceptionnel et peu de discipline. Cela les rendait particulièrement menaçants à la charge, et faibles en situation de tir contrôlé. Un auteur aussi éminent que Voltaire écrivait dans le Dictionnaire Philosophique : « … le feu de son infanterie est rarement supérieur et fort souvent inférieur à celui des autres nations. On peut dire avec autant de vérité que la nation française attaque avec la plus grande impétuosité et qu’il est très difficile de résister à son choc» (5). En fait, de grands soldats-écrivains, tels que Maurice de Saxe ou le comte de Guibert, soulignaient aussi l’impétuosité des Français (6). Ainsi la Révolution ne créa pas un intérêt pour cette impétuosité; elle libéra cependant de nouvelles sources d’énergie psychique. Au caractère national français, elle ajouta le patriotisme et, en 1792, le républicanisme. Comme patriote, le fantassin français combattait pour défendre sa terre natale; comme républicain, il combattait pour défendre une nouvelle idéologie, une nouvelle cause. Avant même que la guerre ait éclaté, les contemporains reconnaissaient la transformation et ses répercussions militaires. Dans un rapport de 1791, Dubois-Crancé suggérait que «l’esprit militaire doit acquérir d’autant plus d’énergie qu’il est guidé par un patriotisme plus éclairé» (7).

En effet, il parait logique de soutenir que la Révolution amplifia simplement les qualités, et augmenta les faiblesses qui depuis longtemps passaient pour être l’apanage des Français. Pendant que cette impétuosité s’accroissait, la discipline, reconnue déjà comme inférieure au niveau anglais ou allemand avant 1789, devenait alors encore plus relâchée. Alors que le fantassin de l’Ancien Régime était moins entraîné et exercé que ses adversaires, maintenant son successeur était encore moins bien préparé pour l’exercice en rang serré par son attitude et son entraînement. Si les chefs militaires sous l’Ancien Régime avait trouvé avantageux de suppléer aux faiblesses de l’entraînement en exploitant l’ardeur de leurs troupes, il devenait maintenant impératif que l’officier de la République profite de l’impétuosité accrue de ses soldats. Le général Elie de l’armée du Nord s’expliquait ainsi au ministère le 19 octobre 1793 : «J’ai marché persuadé de la victoire, espérant que l’amour de la patrie, le caractère du soldat républicain et le désir de vaincre les tyrans vaudraient au moins l’expérience et seraient funestes à nos ennemis…» (8). Le général Meunier, officier d’instruction dans le Nord, écrivait de cette période : «La discipline y a été quelquefois un peu en défaut, mais le patriotisme y a suppléé…» (9). La charge à la baïonnette exprimait irrésistiblement cet esprit révolutionnaire. Le Comité de salut public louait sanscesse la baïonnette comme « l’arme des héros », et affirmaitque «le succès de nos armées est dû principalement à l’usage de la baïonnette…» (10). Les commandants de l’armée du Nord, y compris Dumouriez et Houchard, accordaient leur préférence à la baïonnette et vantaient explicitement sonusage. Jourdan utilisa la baïonnette comme arme principale dans ses attaques à Hondschoote et à Wattignies, et, au printemps de 1794, le ministre de la Guerre, Bouchotte, lui donna ordre d’agir «sans cesse offensivement. Il ne faut plus marchander nos ennemis, mais marcher intrépidement à eux et les charger à la baïonnette comme à Wattignies» (11).

Il est à la fois intéressant et révélateur de discuter l’évaluation française de l’élan et de l’arme blanche, puisqu’il faut considérer l’esprit à la base d’un système de tactique. Naturellement, l’éloge de la ferveur patriotique était non seulement une évaluation rationnelle d’une force réelle; c’était aussi un moyen pour accroître l’assurance républicaine. Cependant, pour nier le rôle joué par cette ferveur, il faudrait non seulement rejeter une grande partie de l’éloquence jacobine, mais aussi ignorer les déclarations et les actions de nombreux soldats en campagne. Malgré tout, une analyse statistique détaillée de ce système tactique doit ignorer les passions qui poussaient le soldat à se battre. Il faut définir ici la tactique de l’infanterie comme une série d’éléments d’une quantité déterminable, et ces éléments doivent être suffisamment pertinents et variés pour minimiser les simplifications exagérées. Pour les buts de cet examen, la tactique sera considérée comme une variété de formations utilisées dans des circonstances différentes. Les exemples d’usages tactiques seront groupés en formations qui comprennent la ligne, la colonne, le bataillon carré, et les tirailleurs.

La ligne en bataille étant la plus conservatrice de ces formations tactiques, elle constituait un thème médiocre pour les orateurs et pamphlétaires. Des soldats, se tenant sur trois rangs réguliers, n’avaient ni l’élan massif de la colonne, ni la fougue individuelle du tirailleur. Malgré tout, l’ordre de ligne resta ce qu’il avait été pour les armées de la monarchie, un élément tactique de base indispensable. La technologie statique détermina que la ligne continuerait d’offrir des avantages essentiels, dont le plus important était sa concentration de tir. Les longues opérations de chargement et l’imprécision des fusils de l’époque limitaient tellement l’efficacité de cette arme, qu’afin de concentrer le tir nécessaire pour arrêter une attaque d’infanterie, ou pour résister à une charge de cavalerie, le plus grand nombre de fusils devait y être consacré. Cela était le mieux réalisé en ligne, donnant un avantage réel dans la défense. Une telle formation régulière permettait aussi de contrôler les troupes plus efficacement que lorsque les soldats se dispersaient en tirailleurs. Bien entendu, la colonne permettait un contrôle encore plus serré des troupes; mais une colonne sur douze hommes de profondeur présentait une bien plus belle cible à l’artillerie ennemie. Sur une profondeur de trois rangs seulement, une ligne de bataille française était moins vulnérable pendant les canonnades qui ouvraient si souvent les batailles. Un contrôle efficace des troupes et une vulnérabilité limitée au feu de l’artillerie faisaient de la ligne une excellente formation préliminaire ou d’attente, spécialement dans la première phase de la bataille. Répartis uniformément pendant la période cruciale avant Thermidor, les nombreux exemples de formation en ligne attestent l’importance de cet élément tactique pour l’armée du Nord. Le tableau I «La ligne à l’armée du Nord» présente ces exemples par fonction et par mois. Dans les sources employés pour cette étude, des renseignements tactiques détaillés ont été découverts pour quatre-vingt-onze engagements comportant au moins un bataillon d’infanterie française; beaucoup d’autres combats ont certainement été rapportés, mais avec des détails insuffisants. De ces quatre-vingt-onze engagements, quarante ont comporté un certain usage de la ligne; et comme certaines batailles ont comporté plus d’un exemple, le nombre de cas particuliers atteint cinquante-trois. Ce corpus d’exemples considérable indique une continuité significative entre les tactiques de l’infanterie de l’Ancien Régime et celles de la période révolutionnaire. Colin a peut-être surestimé l’importance de la ligne, mais il a apprécié avec raison qu’elle demeurait essentielle.

La plus importante catégorie, de beaucoup, dans le diagramme A est la « Défense » qui comprend vingt et un exemples. Bien qu’il soit difficile d’établir une règle générale concernant la grandeur des unités ou de la situation qui pouvait réclamer la ligne de défense, on peut dire que, dans aucune bataille importante, les forces se tinrent passivement en ligne pour attendre l’attaque ennemie. Des unités de l’envergure du bataillon jusqu’au niveau de la division ont laissé des preuves de leurs formations en ligne. Un terrain très accidenté ne se prêtait guère à un ordre de bataille si étendu et si peu profond, dont la force principale résidait dans sa concentration disciplinée des fusils. Mais même dans la campagne généralement accidentée de Wattignies, il semble que des bataillons se soient tenus par moment en ligne. L’infanterie française optait pour cette tactique aussi bien contre la cavalerie que contre l’infanterie, bien qu’une telle défense contre la cavalerie ait été utilisée par des troupes trop limitées par le temps ou la capacité de se grouper en bataillon carré. Dans des situations où une partie des troupes devait couvrir et protéger l’armée entière, la puissance de tir concentrée d’une formation en ligne pouvait être particulièrement efficace.

Pendant la retraite, les troupes de couverture étaient souvent groupées en ligne, ainsi que dans le passage des défilés où les premières et les dernières troupes sorties soutenaient une lourde responsabilité de défense. Dix-sept cas de formation en ligne comme ordre d’attente et comme ordre préliminaire en bataille ont été découverts pour cette période. Ce chiffre comprend : en premier, des exemples où la formation en ligne stationnaire était clairement un prélude à d’autres procédés tactiques; deuxièmement, des exemples où elle avait été adoptée au début d’un engagement, mais elle passa tout de suite à l’attaque, ce qui laisse des doutes sur les intentions du commandement ; et troisièmement, des cas pour lesquels la seule indication tactique accessible est que la troupe commença l’engagement en ligne. C’est seulement pour Jemappes que nous avons la certitude qu’un effectif français complet se forma en ligne à peu près continue avant la bataille. A Neerwinden, quelques-uns au moins des bataillons sous le commandement direct de Dumouriez commencèrent en ligne, mais les indications sont trop limitées pour qu’on puisse prétendre que la totalité des troupes se formèrent de la même manière. Des unités de la grandeur d’une division, ou moins, continuèrent à utiliser la ligne, laissant ainsi apercevoir une liaison continue avec l’Ancien Régime. A Troisvilles, le 26 avril 1794, et à Bossu, le 19 novembre 1794, des contingents de plusieurs bataillons se déployèrent en bataille en deux lignes, ce qui fait penser aux formations de bataille pré-révolutionnaires classiques. La ligne pouvait aussi être utilisée comme formation d’attente au milieu d’une bataille, étant donné que son contrôle plus effectif de la troupe et sa vulnérabilité moins grande au feu de l’artillerie la rendaient plus propre aux besoins des chefs qui voulaient rallier et regrouper leurs forces.

En outre, la formation en ligne pouvait soutenir l’infanterie dispersée en tirailleurs, ou combattre aux confins d’une redoute, d’un village ou d’une forêt. Dans de telles circonstances, les troupes de soutien alignées en ordre déployé offraient le secours de leur tir, et un abri en cas de retraite. En même temps, elles protégeaient contre les mouvements tournants, et possédaient un contrôle efficace des troupes qui permettait d’envoyer des détachements de renfort selon la nécessité. Dans six exemples, des bataillons de l’armée du Nord soutinrent l’infanterie légère de cette façon. Fragile et lente, la ligne était à son point le plus faible en marche et à l’attaque. Exécutée par une troupe qui n’était pas des meilleures, une avance tendait à rompre les rangs déployés, créant de ce fait de nouveaux flancs vulnérables; la vitesse de la marche devait être ralentie à une allure qui permettait de maintenir un alignement et une continuité acceptables. Trois exemples seulement ont été découverts dans lesquels la ligne a été utilisée comme formation de marche, et la nécessité d’être prêt contre un ennemi déployé à proximité semble avoir été une raison primordiale dans deux de ces cas.

Dans six occasions citées, des troupes de l’armée du Nord attaquèrent en ordre déployé, ce qui est un chiffre surprenant par son importance. La force tactique principale de la ligne, sa puissance de tir, ne faisaient qu’entraver la rapidité de l’avance, et une avance rapide se révélait souvent essentielle pour les attaques françaises. Dans une unique occasion, la ligne fut utilisée dans une attaque après une avance rapide en colonne, comme le grand tacticien du xvme siècle, Guibert, l’avait recommandé. Dumouriez était un ami et un disciple de Guibert. A Jemappes, ses bataillons se tinrent en ligne durant le bombardement préliminaire, puis se reformèrent en colonnes et avancèrent à proximité de l’ennemi où ils se déployèrent de nouveau en ligne pour la confrontation finale. Après Jemappes, cependant, cette sorte d’attaque à la Guibert disparaît des documents, peut-être parce qu’un redéploiement en ligne à la dernière minute constituait une manœuvre risquée. Les autres attaques en ligne consignées furent entreprises exclusivement sans utiliser des colonnes d’attaque pour l’avance. La plupart eurent lieu au printemps de 1794, quand l’infanterie de l’armée du Nord eut atteint un degré d’entraînement assez avancé, ce qui permettait aux bataillons de marcher en bataille sans grand risque de désordre.Dans ces mêmes occasions où la ligne était la moins efficace, la colonne produisait son meilleur effet. A la différence de la ligne, la colonne d’attaque possédait une grande mobilité, mais une faible puissance de tir. Du fait que la colonne s’étendait sur un front plus étroit, elle se heurtait à moins d’obstacles et pouvait plus facilement conserver son alignement. Cela permettait un mouvement rapide, sans perte de contrôle des troupes ni de cohésion des unités. Comme bien moins d’hommes composaient les trois premiers rangs qui, seuls, pouvaient tirer en avant, la colonne d’attaque réunissait seulement une fraction de la puissance de tir concentré. La baïonnette, non le fusil, était l’arme principale du soldat d’infanterie français en colonne. Pour parler plus précisément, une colonne française pouvait appartenir à plusieurs formations tactiques distinctes. Le Règlement du 1er août 1791 reconnaissait neuf types de colonnes, seules trois méritent d’être détaillées dans cette étude : la colonne par pelotons à distance entière; la colonne serrée par division; la colonne d’attaque. Pour former en colonne par pelotons à distance entière un bataillon en ligne, chaque peloton faisait un quart de tour en position en laissant un intervalle entre les pelotons égal à leur front. En supposant que ce bataillon comprenait huit compagnies de soixante hommes, une moyenne raisonnable pour un bataillon en campagne, le front de cette colonne s’étendait sur environ quinze mètres seulement, cependant qu’elle se déployait en profondeur sur environ 120 mètres.

Il était rare de voir cette longue colonne étroite apparaître au milieu d’une bataille, auquel cas elle servait seulement pour des manœuvres limitées. La colonne par pelotons était principalement une colonne de route, utilisée comme telle pendant l’Ancien Régime et durant les guerres révolutionnaires. A l’armée du Nord, les généraux Gustine et Houchardtion ordonnèrent que la colonne par pelotons soit la seule formation de route. La colonne serrée par division différait nettement de la précédente. Son front était celui d’une division, c’est-à-dire deux pelotons, et par divisions séparées seulement de trois pas, ce qui lui donnait une largeur d’environ trente mètres, et une profondeur d’environ quinze mètres seulement. Elle était formée à partir de la ligne en partant de n’importe laquelle des différentes divisions; les trois autres se mettaient en position par une marche directe de flanc. Destinée à l’origine à être une formation de manœuvre sur le champ de bataille, elle servait aussi pour les attaques de choc. Instituée par le Règlement du 1er août 1791, la colonne d’attaque était différente de forme et apparemment de fonction de la colonne serrée par division. Bien qu’elle eût aussi un front de deux pelotons de large, des pelotons et non des divisions constituaient les éléments de la colonne d’attaque.

Pour se former en colonne d’attaque, les deux pelotons du centre du bataillon se tenaient immobiles, pendant que les trois pelotons à la gauche et à la droite du centre faisaient chacun une marche directe de flanc en position derrière les unités stationnaires. Avec un intervalle entre les pelotons d’environ sept mètres, une colonne d’attaque occupait une surface presque carrée de trente mètres de large et de trentedeux mètres de profondeur. La colonne d’attaque était évidemment destinée pour un usage à la Guibert. Ses intervalles plus amples semblaient inaptes pour la cohésion et la masse nécessaires dans les combats de choc; ils devenaient apparemment nécessaires parce que la colonne devait se déployer en ligne à proximité de l’ennemi après sa marche d’approche. A la suite de son unique emploi à Jemappes, le déploiement de la colonne d’attaque à proximité du combat ne se renouvela pas à l’armée du Nord, pour autant que les documents nous le montrent. Les attaques de choc massives prouvèrent cependant leur efficacité. Pour ce genre d’attaques, les commandants choisissaient d’employer simplement une colonne serrée par divisions, ou une colonne d’attaque à intervalles rapprochés. La seule différence entre les deux était dans le déploiement. Certains préféraient simplifier l’exercice en utilisant des colonnes par division, cependant que d’autres préféraient un déploiement en colonne d’attaque, ce procédé étant plus rapide. Quoi qu’il en soit, le type de colonne d’attaque envisagé dans le Règlement était à certains points de vue différent de celui qui apparut après 1792, bien que, paradoxalement, les formes qui firent leur apparition aient ressemblé à celles qui étaient recommandées par les vieux théoriciens de l’ordre profond comme Folard et Mesnil-Durand.

Un total de quarante-deux exemples, ou exemples possibles, de colonnes par division en combat a été extrait des sources pour cette étude. Les cas rassemblés confirment l’importance de l’attaque en colonne comme technique française d’offensive, dans la période qui s’étend jusqu’en juin 1794. Trente-cinq exemples de combats à l’assaut tirés de trente-deux engagements comprennent cette partie des cas à l’appui. Le corpus de documentation n’est pas d’une qualité uniforme, nécessitent et une ls différenciation imprécisions dans asez les incommode. rapports de La bataille catégorie 2 du tableau II, «La colonne à l’armée du Nord», comprend ceux des exemples dans lesquels les mots «colonne» ou «colonne d’attaque» apparaissent dans les rapports. La catégorie 3 cite toutes celles des attaques décrites comme en masse et ordonnées, et qui indiquent probablement des attaques par colonnes. La catégorie 4 groupe ceux des assauts décrits simplement comme assauts à la baïonnette et au pas de charge, où la colonne semble être la formation la plus vraisemblable. En acceptant comme usages certains de la colonne tous les cas possibles, on risquerait de fausser la documentation; mais en écartant tous ceux où le nom de colonne d’attaque ne figure pas, on aboutirait à sous-estimer son rôle. En présence d’une telle documentation, on doit rejeter la déclaration d’ordre général de Colin que, après Jemappes, «on ait abandonné pour quelque temps les colonnes d’attaque et les masses; du moins n’en trouvons-nous plus trace en 1793 et 1794» (12).

Au nombre des engagements qui ont vu des colonnes d’assaut, il faut compter toutes les batailles principales livrées par l’armée du Nord, à la seule exception de Neerwinden, qui peut avoir comporté de telles attaques, mais qui défie toute reconstitution tactique en raison du manque de documents. En fait, dans plusieurs engagements mineurs, les colonnes françaises ont également prouvé leur valeur, mais elles n’ont jamais été réservées pour des affaires de poste comme certains l’ont prétendu. Contre l’infanterie et les forces mixtes, la masse de la colonne remporta beaucoup de victoires, et elle prouva sa supériorité dans plusieurs cas contre la cavalerie ennemie. Les exemples d’attaques contre la cavalerie ne datent que du printemps 1794, ce qui indique peut-être que le niveau d’entrainement élevé et l’expérience nécessaire pour exécuter une telle charge sans risque, n’étaient pas caractéristiques des troupes françaises jusqu’à cette date. La colonne serrée par division apparaît sur le champ de bataille dans d’autres rôles que celui de l’attaque, mais le caractère dramatique des rapports faits sur le champ de bataille noie ses autres fonctions dans un océan de courageux assauts. Peu de preuves illustrent cependant la colonne serrée comme formation de soutien, d’attente et de manœuvre. Une fois seulement, la colonne apparaît dans les sources comme formation de soutien pour l’infanterie légère.

Duhesmes, le spécialiste bien connu de l’infanterie légère qui servait alors à l’armée des Ardennes, insistait sur le fait qu’une réserve massive de soutien pour les tirailleurs était essentielle (13) ; il employa une colonne pour cette tâche près de La Capelle. Un contrôle efficace de la troupe faisait de la colonne une formation d’attente adéquate, si le feu de l’artillerie ne créait pas de problème, et dans trois cas elle fut ainsi utilisée. Cependant, si l’artillerie était menaçante, comme à Wattignies, les troupes stationnant en colonne pouvaient être si exposées au feu meurtrier qu’elles n’avaient plus qu’à se disperser en tirailleurs pour l’éviter. Du fait que les rapports de bataille portent seulement sur le combat, ce qu’une unité faisait avant d’ouvrir le feu intéressait peu l’observateur, qui ne mentionnait que sa position. Les exemples qui illustrent l’emploi de la colonne par division comme formation de manœuvre, sont au nombre de trois, tous ont lieu au cours d’une retraite. La colonne par pelotons comme formation de route et de manœuvre est connue par cinq exemples précis; cependant nous savons qu’elle a été beaucoup plus utilisée (14).A notre connaissance, la formation en bataillons carrés employée à l’armée du Nord ressemblait à la colonne serrée. Les troupes se déployaient en carré, pour se défendre contre une attaque de cavalerie. La force de cette formation résidait dans le fait qu’elle ne laissait sans défense aucun flanc ou arrière que les cavaliers assaillants auraient pu exploiter. Le Règlement du Pr août 1791 prévoyait deux formations en carré : pour la première, plusieurs bataillons se formaient en un long rectangle dont six rangs de fusiliers bordaient chacun des quatre côtés. Bien que cette manœuvre ait pu être exécutée à l’armée du Nord, il n’y a aucune source qui l’indique explicitement. L’autre, plus petite, est une formation employée par un seul bataillon. Le déploiement consistait probablement une simple opération pour une colonne serrée par division, dont les côtés faisaient face à l’extérieur. Telle est la forme du bataillon carré emprunté par les Prussiens après 1806, et il semble probable qu’elle était identique à celle employée par les républicains (15). Cela semblait rendre l’usage de la colonne d’attaque, pour une formation offensive contre la cavalerie ennemie, moins risqué, puisque la colonne d’attaque ressemblait de près à la formation de base contre la cavalerie. Les six exemples de carrés décelés pour l’armée du Nord sont cités au tableau III. Les deux premiers furent des tentatives qui menèrent au désastre; seuls les quatre exemples de petit carré de mai et juin 1794 furent couronnés de succès. Une fois de plus, le printemps de 1794 marqua un tournant d’importance dans l’évolution tactique: l’infanterie recouvrit assez de capacité et d’expérience pour accomplir au feu des manœuvres relativement compliquées.

On peut sans risque affirmer que dans toutes les batailles et engagements auxquels des éléments de l’armée du Nord prirent part, les tirailleurs français jouèrent un rôle de choix. La ligne, la colonne et le bataillon carré constituaient des formations réglées dans lesquelles chaque homme occupait une position assignée. Le tirailleur dépendait de son jugement personnel et exploitait tout ce que le terrain pouvait offrir comme abri et retraite sûre. Un arbre, un fossé ou une maison devenait un bastion personnel, le rendant pratiquement invulnérable aux coups de n’importe quel ennemi excepté ceux d’un autre tirailleur. Cependant, en tirant de sa retraite, il pouvait déloger les canonniers ennemis de leurs pièces, ou ébranler les rangs d’une ligne rigide d’infanterie. Seule l’infanterie légère était en mesure de s’engager dans des combats de rue, de s’emparer d’un bois, ou d’aller en reconnaissance pour le compte d’une colonne de marche. Les tactiques de l’infanterie légère pratiquées par les Français pendant ces années difficiles n’exigeaient qu’un entraînement minime, les pertes parmi les tirailleurs pouvaient être donc remplacées rapidement par des recrues.Le tirailleur n’était pas cependant tout-puissant. S’il se risquait en terrain découvert, il était facilement piétiné par la cavalerie. Et quelle que soit l’impétuosité de l’infanterie légère, son action décidait rarement du sort d’une bataille. Certes, le sort de nombreux engagements reposait sur les exploits des chasseurs à pied; dans les combats importants, cependant, seule la puissance d’un tir massif ou d’une charge de baïonnettes venait à bout de l’adversaire. Un nombre modéré de tirailleurs préparaient le terrain pour le choc des bataillons; mais en trop grand nombre, ils pouvaient gêner le déroulement de la bataille et provoquer seulement une perte de temps et de munitions. Dans l’exemple le plus extrême, à Hondschoote, bataille importante au cours de laquelle une majorité des troupes françaises semble être dispersée en tirailleurs, Jourdan et Houchard furent frustrés par cette dispersion qui réussit seulement à rendre plus diffìcile l’assaut final. D’autres plaintes adressées au manque de contrôle exercé sur l’infanterie légère sont courantes. Une des conséquences de ce contrôle médiocre était le gaspillage. Même Bouchotte, le ministre de la Guerre, pensait que les tirailleurs employaient en vain bien trop de munitions. Dans une lettre sévère, quoique spirituelle, Berthellemy, en août 1793, écrivait : «Si les combats finissent faute de munitions, c’est qu’on en prodigue trop… Les tirailleurs vont user le plus vite possible toutes leurs cartouches souvent en l’air et reviennent dire qu’ils n’ont plus de munitions…» (16). Armé seulement d’un fusil à canon lisse et sommairement exercé, le chasseur français tirait sans doute le plus souvent dans la terre ou au-dessus de la tête de ses cibles.

Bien que la plupart des engagements de l’infanterie légère aient été exécutés par des compagnies ou des bataillons organisés précisément pour ce service, occasionnellement, les fantassins de ligne servirent comme tirailleurs. Sur un ensemble de quarante-cinq cas utilisés dans cette étude, la plupart concernent des unités spécialisées d’infanterie légère, et seulement huit des unités non-spécialisées (voir tableau IV). Les unités spécialisées comprenaient des bataillons de chasseurs à pied, certains bataillons de volontaires qui se concentraient sur le service de l’infanterie légère, et des bataillons formés en groupant des compagnies de grenadiers servant avec leurs bataillons de ligne. Quand la guerre éclata, l’infanterie de ligne de l’ancienne armée régulière possédait une compagnie de chasseurs par bataillon. En août 1793, Houchard ordonna à chaque bataillon d’avoir une compagnie de soixante-quatre tirailleurs (17). Son but semble avoir été, non seulement d’assurer la disponibilité de chasseurs à pied, mais aussi d’en limiter le nombre, car il interdit expressément toute addition au nombre prescrit de tirailleurs. Les meilleurs parmi les non-spécialistes étaient ces vétérans qui, tout en n’étant pas membre d’une unité de chasseurs à pied, avaient l’habitude d’être détaché de leur bataillon de ligne pour remplir des missions de chasseur. Un commandant pouvait ordonner qu’un certain nombre de soldats par bataillon se dispersent en tirailleurs, ou ces hommes pouvaient quitter les rangs de leur propre initiative. Dans les deux cas, c’était une augmentation de capacité de l’infanterie légère. Enfin, dans huit cas, des bataillons entiers de l’infanterie de ligne se dispersèrent en face de l’ennemi. Quelquefois, le procédé était délibéré, comme à Tourcoing en août 1793; d’autres fois, cependant, comme à Hondschoote, c’était un sauve-quipeut pour échapper au feu de l’artillerie.Le genre de combat des chasseurs à pied peut être classé en trois catégories. Dans dix cas, les tirailleurs combattirent dans des engagements ne mettant en action que des unités de l’infanterie légère, en dehors de toute bataille rangée. Cette catégorie est appelée ici «petite guerre». Elle comprend les combats auxquels un millier d’hommes ou davantage prirent part, à condition que l’exemple lui-même représente un engagement total et non une partie d’un engagement plus considérable où des troupes combattirent en ligne ou en colonne.

Les exemples de « petite guerre » groupés ici comprennent les reconnaissances et la protection des colonnes de marche, l’attaque et la défense des forêts, des villages, des retranchements, ou l’entretien de petits avant-postes. En dehors des engagements mineurs de l’infanterie légère, se déroulaient les batailles et engagements importants. Dans son Essai sur l’infanterie légère, Duhesmes, fit lui-même cette distinction quand il marqua les nouvelles tâches de l’infanterie légère. «Cette arme ne bornerait pas ses services à la seule petite guerre, mais elle s’associerait aux lauriers des batailles rangées» (18). Dans une bataille, l’infanterie légère très souvent pratiqua le même type de combat que dans la «petite guerre», mais dans un cadre plus vaste. Un bois, un village, une redoute pouvaient être aussi l’objectif, et de ce fait exiger l’engagement exclusif de chasseurs à pied, bien que ceuxci aient pu bénéficier maintenant du soutien de l’infanterie de ligne se tenant en bataille ou en colonne. Une telle action est classée dans cette étude sous la rubrique de « rôle secondaire de bataille » et intervient dans dix-huit cas. Dans un «rôle primaire de bataille», l’infanterie légère soutenait directement, préparait, et protégeait l’attaque principale ou la défense par des bataillons d’infanterie de ligne. Sous cette rubrique, nous avons seize exemples, et parmi ceux-ci, des engagements dans lesquels les tirailleurs agissaient en liaison avec des attaques en colonnes. La plupart des théoriciens s’occupent surtout de cette dernière catégorie, et pourtant les deux autres catégories apparaissent bien plus fréquemment.En dehors des exposés concernant le type d’unités et d’hommes remplissant le service de l’infanterie légère, et les catégories principales de ce service, il y a peu à ajouter. A la différence du système d’infanterie légère britannique ou prussien, il y avait apparemment peu d’entraînement systématique du tirailleur français (19). Les Instructions de Houchard fournissent une documentation significative concernant l’imprévoyance française en matière d’infanterie légère. Après avoir fixé le nombre d’hommes composant une compagnie de tirailleurs, il déclare simplement que lorsque l’on a besoin de leurs services, ils doivent s’avancer de cinquante pas en avant de leur bataillon, et se diviser en deux pelotons pour recevoir leurs instructions (20). Aucune autre directive n’était formulée. Duhesmes, écrivant sur le même sujet un peu plus tard, prétendait qu’il y avait peu de coordination dans les mouvements de l’infanterie légère à cette époque (21).

Lorsque l’on compare les systèmes de tactique de l’infanterie sous l’Ancien Régime avec ceux développés par l’armée du Nord, ces derniers constituent un changement assez radical pour être qualifié de révolutionnaire. Il y avait des éléments traditionnels ainsi que des éléments nouveaux à l’intérieur de ce nouveau système. La ligne et le bataillon carré représentaient clairement les vieilles méthodes sur le champ de bataille; cependant, l’usage largement répandu des colonnes d’attaque et de l’infanterie légère signalait un renouvellement de la tactique. De nombreuses discussions dans les publications militaires, des expériences dans les camps d’entraînement et une application limitée sur le champ de bataille caractérisaient ces deux dernières formations tactiques. Mais bien que le grain ait pu en être semé dès l’Ancien Régime, la plante ne se développa que dans le sol favorable de la Révolution. A partir du printemps de 1794, le paysage était transformé.Dès 1724, avec la publication des Nouvelles découvertes sur la guerre par le chevalier de Folard, la colonne d’attaque était apparue dans les publications militaires françaises. Les règlements de 1753 et 1754 incorporaient de massives colonnes dans les systèmes tactiques qu’ils prescrivaient (22). Pendant les guerres de la Succession d’Autriche et de Septans, des colonnes de structures diverses furent utilisées dans les assauts par les commandants français. Au camp de Vaussieux en 1778, les troupes essayèrent les formations proposées par Mesnil-Durand, autre champion de l’ordre profond. Dans les dernières phases de cette théorie et de son expérimentation, le Règlement du VT août 1791 apparut comme une solution intermédiaire qui permettait une colonne d’attaque et une colonne serrée par divisions, quoique dans un cadre essentiellement en ligne. Cette théorie, mise entre les mains des officiers familiers avec les avantages et les désavantages de la colonne, fut appelée à fournir un système de tactiques en 1792-1794, à une époque où l’impétuosité militaire et l’attaque à la baïonnette étaient en faveur. Si des professionnels exercés avaient constitué les troupes de l’armée du Nord au lieu d’amateurs remplis de zèle, peut-être la colonne ne serait pas devenue l’instrument essentiel d’offensive. Les circonstances de la guerre de 1792-1794 favorisèrent aussi une expansion rapide du nombre des chasseurs à pied et leur utilisation dans des phases de batailles régulières, en dehors de leur utilisation en « petite guerre ». Du fait que les Français étaient pour un entraînement minime des tirailleurs, le flot des volontaires et des conscrits pouvait être rapidement et facilement employé dans l’infanterie légère. L’accueil favorable fait à la tactique de l’infanterie légère par l’infanterie de ligne n’était pas nouveau pour les Français en 1792. En 1727, des tirailleurs furent détachés de chacun des bataillons de ligne dans les camps d’entraînement, et pendant la deuxième moitié du siècle, tous ces camps utilisèrent les tirailleurs en coordination avec l’infanterie de ligne (23). On vit même la dispersion de bataillons de ligne entiers pour le service de l’infanterie légère, quand le régiment de Grassin se dispersa dans les bois à Fontenoy (24). Des bataillons d’infanterie légère ou chasseurs à pied apparurent sur les états de l’armée en 1784 et dès 1789 leur nombre s’élevait à douze. Le contingent de chasseurs à pied s’accrut après 1792. En 1789, les états de l’armée comptaient 5 132 hommes dans les chasseurs à pied, soit un peu plus de 4 % du total des troupes à pied (25). Quand le nombre total des troupes fut fixé par ordonnance en octobre 1795, le nombre des chasseurs à pied atteignit 96 960, soit un peu plus de 23 % du total (26). Ce qui représentait incontestablement un changement révolutionnaire.

Mais plus que par un de ses éléments constitutifs, le système tactique dans sa totalité mérite d’être qualifié de révolutionnaire. Dans la fièvre de la mêlée, l’infanterie de l’armée du Nord forgea une arme d’une puissance redoutable contre n’importe quel adversaire. Une méthode de guerre qui comprenait des tactiques alternatives pour parer à n’importe quelle situation, portait l’empreinte à la fois de la grandeur et de la nouveauté. L’ordre en ligne était peut-être une tradition insigne, mais il servait un but et demeura. La colonne s’inspira de l’esprit républicain et fournit un potentiel décisif d’attaque. Après quelques expériences, elle apparut dans sa forme définitive à l’automne de 1793 ou au printemps de 1794. Bien entendu, le bataillon carré remplissait une fonction nécessaire, au moins quand les troupes étaient capables de se reformer en carré sous le feu de l’ennemi, ce qui semble être le cas à partir de mai 1794. A l’armée du Nord, les tirailleurs remplissaient des fonctions pour lesquelles ils étaient irremplaçables. Parce que cet ensemble tactique pouvait se mesurer avec l’ennemi dans n’importe quelle situation, sans être obligé d’affecter un de ses éléments à des fonctions pour lesquelles il n’était pas exercé, il présentait une efficacité exceptionnelle. Naturellement, cette efficacité dépendait aussi de l’entraînement et de la capacité des troupes. Même en 1794, quand on parle de ligne ou de colonne, il faut se représenter un élément beaucoup plus imparfait que celui qui caractérisa les troupes de la Grande Armée. A mesure que l’infanterie fut mieux entraînée, les éléments de ce système et leur coordination devinrent plus perfectionnés et plus efficaces. Cependant, ces éléments et leurs rapports étaient déjà définis au printemps de 1794. Ce système n’eut pas à attendre Napoléon ni même la réaction politique consécutive à Thermidor: il fut instauré pendant la Terreur.

Notes:

1) Pour une description de la cavalerie avant Thermidor, voir Edouard Desbrière et Maurice Sautai, La cavalerie pendant la Révolution du 14 juillet 1789 au 26 juin 1794: La crise (Paris, 1907).

(2) Le meilleur ouvrage sur l’artillerie à cette époque est celui de Matti Lauerma, L’artillerie de campagne française pendant les guerres de la Révolution (Helsinki, 1956).

3) Au commencement de la guerre, il y avait un autre règlement tactique pour les bataillons de volontaires. Cette Instruction de M. Noailles fut employée jusqu’en 1793 par quelques bataillons.

(4) Marcel Reinhard, Le grand Carnot, t. II (Paris,1952), p. 98.

(5) Cité par Emile G. léonard, L’armée et ses problèmes au dix-hui-tième siècle (Paris, 1958), p. 235.

(6) E. Carrias, La pensée militaire française (Paris, 1960), p. 170; et Guibert, Essai général de tactique, t. I (London, 1773), p. 7.

(7) Dubois-Crancé, Observations sur la constitution militaire, au Comité militaire de l’Assemblée nationale, p. 1.

(8) Archives historiques de la Guerre (A.h.G.), B120, 17 octobre 1793, rapport du général Elie.

(9) Meunier, Rapport fait au ministre de la guerre (Paris, an VII), p. III.

(10) Cité par H. Coutanceau, La campagne de 1794 à l’armée du Nord, t. I (Paris, 1903), p. 404.

(11) Le général T.-F.-J. Leclaire se plaignit des difficultés du déploi-ment à Jemappes. Voir A.h.G., MR 270, Mémoire par le général Leclaire.

(12) Jean Colin, La tactique et la discipline dans les armées de la Révolution (Paris, 1902), p. LXIV.

(13) Duhesmes, Précis historique de l’infanterie légère (Lyon, 1806),p . 157.

(14) A.h.G., B¹ 12, 31 mai 1793, ordre du général Custine; et B¹ 17, 23 août 1793, Instruction du général Houchard.

(15) Voir les planches de Peter Paret, Yorck and the Era of Prussian Reform (Princeton, 1966).

(16) A.h.G., B*122, 26 août 1793, lettre du ministère au général Berthellemy.

(17) A.h.G., B 17, 23 août 1793, Instruction du général Houchard.

(18) Duhesmes, Essai sur l’infanterie légère (Paris,1814), p. 424.

(19) L’entraînement complet de l’infanterie légère de Prusse et d’An-gleterre est bien décrit par Peter Paret, op. cit., et par J.F.C. Fuller, Sir John Moore’s System of Training (London, 1924).

(20) A.h.G., B 17, 23 août 1793, Instructions du général Houchard.

(21) Duhesmes, Précis historique, р. 157.

(22) Jean Colin, L’infanterie au XVIIIe siècle. La tactique (Paris, 1907), p. 45. Cet ouvrage est sans doute le meilleur sur ce sujet.

(23) Ibid., p. 47.

(24) Ibid., p. 51.

(25) A. Latreille, L’armée et la nation à la fin de l’Ancien Régime. Les derniers ministres de la Guerre de la Monarchie (Paris, 1964), p. 316.

(26) Peter Paret, op. cit., p. 71.

Autore: John Lynn

Fonte: Annales historiques de la Révolution française

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