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La notion de « culture stratégique » s’impose aujourd’hui dans la théorie des relations internationales, où elle combat le courant constructiviste. Cette perspective m’était encore étrangère lorsque, au début des années 1990, j’ai utilisé l’expression pour caractériser l’expérience stratégique des Etats-Unis et de la France[1]. Essentiellement historien de formation, je m’appuyais fortement sur la notion de « manière de faire la guerre », tout comme je me suis appuyé plus tard sur d’autres approches plus sociologiques, telles que celle d’Alastair Johnston [2] Ces différences d’approche constituent les grandes lignes de la réponse à la question posée. Je me limiterai à un examen critique du concept de « culture stratégique européenne », qui fait souvent référence à la cellule de « culture stratégique de l’Union européenne », même si cette dernière est par définition plus circonscrite. Les deux concepts sont aujourd’hui utilisés dans des contextes intellectuels différents : l’Union européenne elle-même, les études européennes, la théorie des relations internationales, les études stratégiques et de sécurité, et l’histoire militaire. Chaque « discours » tend à s’appuyer sur le suivant, ce qui n’est pas le cas pour les relations internationales. Les analystes civils sont présents dans tous les domaines. Les militaires sont présents dans l’histoire et dans les études stratégiques et de sécurité.
Le discours de l’Union européenne et des études européennes
Le 12 décembre 2003, le Conseil de l’Union européenne adoptait un texte élaboré par Javier Solana, où celui-ci affirmait que l’Union devait « développer une culture stratégique propre à favoriser des interventions en amont, rapides et, si nécessaires, robustes [3]». Comme nous l’a précisé Ann Deighton, il s’agissait d’un texte élaboré à la hâte, en réaction à l’invasion américaine de l’Irak. Il énonçait une « vision », une ambition, un concept « pré-stratégique » à concrétiser. La culture stratégique était vue comme un moyen permettant à l’UE d’être prête à s’engager globalement, d’utiliser tous les instruments à sa disposition et de réagir rapidement à l’apparition d’une crise[4]. Cette approche diffère fondamentalement de celle qui considère les cultures stratégiques comme existant déjà, car façonnées par l’histoire. La culture stratégique de l’UE, comme la plupart des initiatives de l’UE, vient du sommet et doit s’ajouter à ce qui est déjà en place, c’est-à-dire les cultures stratégiques des États membres.
Les études européennes se rattachent en partie à la science politique et sont directement connectées aux développements institutionnels de l’UE, où elles s’efforcent souvent d’aider à la décision. C’est ici que l’on trouve aujourd’hui le plus grand nombre de publications brandissant le concept de culture stratégique européenne. Deux Britanniques ouvrent le feu en 2001, en se demandant si à propos de la politique européenne de sécurité et de défense (PESD), quelque chose comme une « culture stratégique » s’est développée, entendant par là « la confiance et les procédures institutionnelles visant à diriger et déployer une force militaire comme une part de l’étendue acceptée des instruments de politique légitime et efficace, avec la reconnaissance générale de la légitimité de l’UE en tant qu’acteur international doté de capacités militaires (quoique limitées) [5]». Les auteurs voient qu’une culture stratégique se développe à travers un processus de socialisation. Elle ne se base pas à proprement parler sur la « défense » car celle-ci relève de l’OTAN, mais plutôt sur une capacité stratégique à faire la différence dans les crises et les conflits. Cette culture va se préciser : des forces militaires limitées pourraient être utilisées par l’UE pour poursuivre des objectifs relevant de sa sphère d’action et complétant d’autres activités de l’UE, et ceci sans rivaliser avec l’OTAN ni en ampleur ni en style. En dépit du clivage sur l’intervention en Irak, la PESD a été ravivée en 2003 [6]. Au total, le concept ne semble donc qu’un prétexte pour qualifier une nouvelle capacité d’action politico-militaire, fonction de développements institutionnels, avec un très faible contenu théorique.
Celui-ci est plus substantiel dans les travaux de la Suissesse Alessia Biava, qui « teste » d’abord le concept à propos des activités de l’UE relevant du domaine de la sortie des crises et des conflits [7].
Elle constate que la culture stratégique a toujours été appliquée à des entités étatiques et, par son souci d’une définition, elle fait le lien avec les études stratégiques. Pour elle, « la culture stratégique serait un système de valeurs, de préférences, d’attentes, de visions et de pratiques qui s’expriment à travers des langages et des modèles de comportements (patterns of behaviour) cohérents et communs en ce qui concerne la stratégie ». La culture stratégique « est aussi formée par l’association d’une culture militaire historicisante, faite de pratiques, de valeurs, de langages et de doctrines, avec la dimension politique, représentée par l’État et les décideurs politiques ». La définition se cherche donc mais on ne peut en faire le reproche à l’auteur, qui avoue ses découvertes successives. Elle reconnaît aussi que la notion est mieux adaptée à ce stade que celle de concept ou de doctrine stratégique car elle est plus floue ! Des liens sont établis avec le développement institutionnel mais il n’y a guère d’interrogation sur la dimension historique. Il est vrai que le débat académique sur le concept de culture stratégique appliqué à une organisation internationale est vraiment très limité.
Pour Alessia Biava, l’UE est spécifique, et une culture stratégique propre peut résulter du concours de forces en provenance du haut (top-down), les institutions européennes, et du bas (bottom-up), les gouvernements des pays membres, les sociétés et la pratique sur le terrain. Une culture stratégique de l’UE émerge à quatre niveaux. À celui du politique, la convergence progressive des cultures stratégiques nationales efface graduellement les divergences les plus profondes. Il est donc nécessaire de connaître l’évolution des cultures stratégiques nationales. Sur le plan institutionnel, l’interaction constante des agents à l’intérieur des institutions modifie leur mode de pensée et leurs valeurs par le travail en commun. C’est la thèse bien connue de l’institutionnalisme sociologique : un même langage émerge, avec de nouveaux intérêts communs, de nouvelles préférences. Au niveau opérationnel, on peut déceler de manière empirique des préférences, des pratiques, des valeurs dans les actions de l’UE à propos des sorties de crises et de conflits. Enfin, sur les plans sociétaux et identitaires, la vision de l’UE est de plus en plus partagée par les opinions publiques nationales, comme le montrent les sondages et les statistiques. On a ici une première approche structurée mais il s’agit uniquement du domaine où l’UE entend agir en tant que telle, ce qui est loin de recouvrir l’ensemble des problèmes stratégiques contemporains. Il y a loin de la culture stratégique émergente de l’UE dans des opérations limitées de maintien de la paix ou assimilées à une culture stratégique européenne caractérisant un acteur global, capables d’agir dans toute la gamme des interventions militaires au service d’une politique commune [8].
L’approche institutionnaliste sociologique d’une culture stratégique civilo-militaire émergente est mise en avant par l’Institut d’études de sécurité de l’UE. Une culture commune, dit-on, se développe au sein du Comité militaire de l’UE [9].
Paradoxalement, cette culture commune qui s’ajoute à l’expérience nationale, se façonne dans des lieux comme le Collège de défense de l’OTAN à Rome, mais aussi à la National Defence University à Washington, et à l’US Army War College de Carlisle, Pennsylvanie. Le constat n’est pas faux : les États-Unis fournissent souvent un dénominateur commun aux Européens et ceux-ci auraient tort de négliger cet apport. Les militaires se mettent plus vite d’accord entre eux que les politiques. Ils ont des carrières similaires, parlent le même langage, ont la même expérience de la conduite des hommes et des champs de bataille. Ils lisent les mêmes penseurs mais ceux-ci ne sont pas nommés. On peut évidemment citer Clausewitz, Jomini et Sun Zu, qui sont également lus aux États-Unis et ailleurs. L’Américaine Mai’a K. Davis Cross voit que se développe une culture militaire largement commune au sein des États membres de l’UE mais elle ne la caractérise que par des attitudes pouvant s’appliquer à toutes les armées du monde : un souci de l’efficacité, une can-do attitude, où l’absence de décision équivaut à une décision. La dimension civile est pointée comme un « plus » typiquement européen, encore une fois : émergent une « culture et une doctrine militaire post-moderne, où l’usage de la force est inséré dans le contexte d’une approche plus globale de la sécurité ».
La théorie des relations internationales
Plusieurs travaux relevant des études européennes s’appuient sur la théorie des relations internationales. Bien qu’il soit parfois difficile de distinguer les deux approches à propos de notre sujet, on peut malgré tout regrouper des études au contenu théorique plus développé.
Le constructivisme a considérablement enrichi la notion de culture stratégique [10]. En portant son attention sur la formation, liée à des processus organisationnels, sur l’histoire, sur la tradition et sur la culture, il soutient que les identités nationales se sont ainsi construites socialement par une pratique identifiable. Le débat récent sur une culture stratégique de l’UE est fortement lié au constructivisme. C’est manifeste dans les publications d’un chercheur allemand, Christoph Meyer. Il définit dans un premier temps la culture stratégique européenne comme « les idées, normes et modes de comportement qui sont partagés par les acteurs et les publics impliqués dans les processus de poursuite des politiques européennes de sécurité et de défense [11]». Meyer fait donc le lien avec les études stratégiques. Après avoir parcouru la littérature théorique sur la question, il propose une deuxième définition : une culture stratégique « comprend les normes, idées et modes de comportement socialement transmis et liés à l’identité, qui sont partagés par une large majorité d’acteurs et de groupes sociaux au sein d’une communauté de sécurité donnée, et qui contribuent à esquisser une gamme hiérarchisée d’options pour la poursuite des objectifs de sécurité et de défense de cette communauté[12]. Meyer fait donc le lien con gli studi strategici. Dopo aver percorso la letteratura teorica sulla questione, propongo una seconda definizione: una cultura strategica «comprensiva delle norme, delle idee e dei modi di comportamento sociale trasmessi e liés all’identità, che sono parte di una grande maggioranza di attori e gruppi sociali nella comunità di sécurité donnée, et qui contribuent à esquisser une gamme hiérarchisée d’options pour la poursuite des objectifs de sécurité et de défense de cette communauté [13]». Le problème n’est pas tant celui d’une définition que celui d’une application empirique : le concept est trop large pour avoir une valeur explicative. Meyer propose alors de le restreindre à des normes constitutives et régulatives. Ces normes sont des faits sociaux qui définissent des modèles de comportements appropriés et expriment les identités des acteurs. On en revient à une définition très sociologique. Selon Meyer, l’institutionnalisation croissante de la PESD, la convergence des vues aux niveaux politique et militaire va sans doute conduire à une culture stratégique « basée à Bruxelles[14]»,qui pourrait se superposer, avec ses caractéristiques propres, aux cultures stratégiques nationales. En poussant un peu la réflexion de Meyer, on pourrait dire que l’émergence d’une culture stratégique au niveau de l’UE non seulement ne supprimerait pas les particularismes nationaux mais n’empêcherait pas que, pour certaines missions plus « musclées », certains pays européens renforcent leurs liens. La culture stratégique européenne s’exprimerait donc dans plusieurs instances et l’UE n’en aurait nullement l’exclusivité.
Meyer propose des critères pour rendre compte des différentes cultures stratégiques nationales. Le premier est celui des normes quant aux fins et moyens de l’usage de la force. Pour la Finlande et l’Irlande, celui-ci ne peut se produire que dans des circonstances très restreintes, pour une défense contre une attaque immédiate du territoire national. La France et le Royaume-Uni, pour leur part, estiment cet usage légitime pour défendre certaines valeurs. Vient ensuite la façon d’utiliser la force. Pour l’Autriche et en partie l’Allemagne, la force est à éviter ou à n’utiliser qu’en dernier recours. Par contraste, l’Allemagne nazie et le Japon impérial acceptaient le sacrifice de millions de citoyens et d’ennemis pour promouvoir des idées ou une expansion territoriale. La place des intérêts étatiques dans les affaires internationales varie. Pour la Suède et l’Irlande, mieux vaut éviter les alliances militaires et les organisations supranationales. Mais mieux vaut y être inséré pour l’Allemagne contemporaine, qui privilégie le cadre européen, et pour la Grande-Bretagne, qui tient à sa relation privilégiée avec les États-Unis. Le troisième critère est la hauteur du seuil domestique et/ou international de l’autorisation de recours à la force. Il est très haut en Allemagne mais laisse plus de latitude au président-commandant en chef en France et aux États-Unis.
Pour Christoph Meyer, la culture stratégique de l’UE ne prend pas la place des cultures stratégiques nationales mais correspond plutôt à l’institutionnalisation grandissante des idées, normes et valeurs qui sont partagées à un degré suffisamment élevé par les composantes nationales de l’UE [15]. La convergence peut aller dans plusieurs directions mais le document Solana adopté par le Conseil en 2003, va dans le sens d’une plus grande capacité d’intervention, sur le modèle de ce que veulent faire la Grande-Bretagne et la France. Trois approches théoriques peuvent rendre compte de la convergence possible vers une culture stratégique européenne. D’un article à l’autre, Meyer prend progressivement conscience de la nécessaire dimension historique du concept, de sa « relative résilience vis-à-vis des forces de l’histoire[16] ». Il constate qu’une culture stratégique est le produit d’un processus historique mais qu’elle peut évoluer. Il voit trois processus d’apprentissage, correspondant à trois approches de la théorie des relations internationales.
L’approche réaliste met en avant les perceptions changeantes des menaces. Parmi les changements dans le système international qui pousseraient à un lien européen plus étroit figurent une moindre attention des États-Unis à l’égard de l’Europe, le fossé croissant entre les capacités militaires américaines et européennes, le tout accentué par les guerres de Bosnie et du Kosovo. La fin de la guerre froide eut un impact profond mais il fallut du temps pour l’assimiler. En Allemagne, par exemple, la priorité accordée à la défense du territoire a mis douze ans à voir son rôle un peu réduit. D’autres pays comme la France ou l’Italie furent plus rapides à abandonner la conscription et le primat de la défense territoriale. La deuxième approche est institutionnaliste. L’apprentissage se fait par les institutions. On retrouve les théories de l’intégration régionale, le néo-fonctionnalisme, l’« européanisation cognitive ». Le poste de haut représentant de la PESD de l’UE, les comités, groupes de travail, la plupart à Bruxelles, socialisent les élites dans le sens d’une culture commune, de croyances collectives et de normes qu’il faudra ensuite faire intégrer aux opinions publiques nationales. Se développent un esprit de corps et une façon de penser commune. Vient enfin l’approche constructiviste ou l’incitant des crises médiatisées. Les guerres de Bosnie et du Kosovo auraient accentué la prise de conscience sociétale d’un rôle nécessairement plus actif de l’UE en matière de sécurité et de défense, avec une réinterprétation de la mémoire et des croyances collectives. L’UE est apparue incapable d’empêcher les massacres de Srebrenica. Le 11 Septembre et l’invasion de l’Irak en 2003, auraient ensuite montré combien les sociétés européennes avaient des conceptions proches, différentes de la culture stratégique américaine. Tout cela incita à accroître le rôle de l’Europe en matière de défense.
12Dans un ouvrage synthétisant ses recherches, Meyer se demande si les cultures stratégiques nationales se sont rapprochées en Europe depuis la chute dumur de Berlin[17] Il prend quatre pays à titre d’exemples : la Grande-Bretagne, l’Allemagne, la France et la Pologne. Son étude révèle que les normes stratégiques ont effectivement changé dans ces pays, et il y voit des implications pour l’avenir de la défense européenne. Il revendique une approche constructiviste appliquée et empirique.
Les études stratégiques et de sécurité
Dans un ouvrage collectif, plusieurs spécialistes des questions stratégiques préfèrent utiliser l’expression « façon de faire la guerre », reprise aux historiens, comme s’ils voulaient se démarquer des discours précédents [18]. Le Britannique Lawrence Freedman donne le ton et vise d’emblée une doctrine militaire européenne, ce qui est plus ambitieux qu’une culture mais aussi plus pragmatique, avec une dimension historique [19].
Soutenu par François Heisbourg et Michael O’Hanlon, il estime que la Grande-Bretagne et la France doivent prendre le leadership pour définir une doctrine militaire européenne. Seuls ces deux pays ont une expérience militaire substantielle récente. Il ne faut pas essayer de copier les États-Unis car la guerre non conventionnelle prédomine aujourd’hui, et en ce domaine ce sont les Américains qui ont à apprendre des Européens. Non seulement ceux-ci ont derrière eux leur tradition impériale mais ils ont une plus grande expérience des opérations récentes de maintien de la paix. Il faut plutôt compléter l’approche américaine. La relation avec les États-Unis est cruciale. La Grande-Bretagne, depuis soixante ans, fait tout pour être partie prenante aux décisions américaines. La Grande-Bretagne est aussi le pays européen qui a la plus importante capacité de transport militaire. L’UE n’est pas le cadre idéal. Avec plus de vingt-cinq gouvernements différents, un leadership équivalent à celui des États-Unis dans l’OTAN est impossible à établir. Et l’OTAN ne comprend pas les pays neutres les plus pacifistes. Il faut se méfier du désir d’européanisation des forces armées car il est souvent lié à une faible volonté d’utiliser celles-ci. L’approche européenne de la guerre ne doit pas être celle de l’UE. Il est inutile, estime Freedman, de chercher à développer une doctrine à ce niveau. Un way of war européen peut, en revanche, se développer à partir de l’expérience récente franco-britannique. La plupart des guerres sont aujourd’hui menées par des coalitions de volontaires. Les institutions internationales leur donnent un degré de légitimité mais ne mènent pas les guerres comme telles.
Pour Charles Grant, l’exemple franco-britannique vient déjà de pousser l’Allemagne à améliorer ses forces d’intervention. La coopération de ces trois grands pays est essentielle car chacun représente une tendance : la Grande-Bretagne est atlantiste, la France est pour une Europe autonome et l’Allemagne est la puissance la plus rétive à déployer des troupes outremer et à utiliser la force armée. Si ces trois-là peuvent se mettre d’accord sur une politique ou une action, il y a de fortes chances que la plupart des autres pays membres de l’UE suivront [20].
Hervé Coutau-Bégarie a reconnu et caractérisé brièvement les différences culturelles majeures entre les principales armées européennes. Il trouve une certaine unité mais celle-ci se définit par la négative et principalement vis-à-vis d’un allié, les États-Unis [21]. La conception européenne serait plus humaniste, la conception américaine plus matérialiste. Il est un fait qu’aucun pays européen n’a jamais eu à sa disposition un arsenal de destruction comparable à celui des États-Unis et que cette seule différence a d’importantes répercussions. Dans son Traité de stratégie, Hervé Coutau-Bégarie laisse la porte ouverte à l’idée d’une culture stratégique européenne, sans aborder explicitement la question. Le concept, rappelle-t-il, s’applique à une unité politique, État-nation ou empire [22]. On peut retenir d’autres cadres, plus vastes ou plus restreints : l’idée d’une culture stratégique occidentale (Victor D. Hanson), des cultures « dérivées », des cultures d’armes par exemple, comme celle de l’US Navy, récemment étudiée [22]. Coutau-Bégarie souligne dans ces pages un aspect important, qui favorisa la promotion de l’idée européenne et qui pourrait justement caractériser la culture stratégique européenne : c’est la notion de rapport à la guerre et en particulier le fait d’avoir subi l’invasion et la destruction. Après 1945, la Grande-Bretagne n’avait pas subi d’invasion mais tout de même d’importantes destructions, ce qui n’avait jamais été le cas auparavant [24] Il est certain que l’expérience commune de guerres subies sur le territoire suscite un rapport à la guerre largement partagé en Europe et différent des États-Unis.
16René Girard a bien exprimé cette idée. Selon lui, la France a été, en 1914-1918, la première victime des excès de la guerre moderne, militairement, politiquement, psychologiquement, spirituellement. La « génération perdue » refusait souvent de parler de la guerre. La stratégie défensive et prudente de 1940 est due aux pertes gigantesques de 1914- 1918. Quand la guerre est revenue, en 1940, avec une force accrue et avec un déferlement de violence non prévu, la France s’effondra. On ne fait pas Verdun deux fois. L’esprit guerrier n’était plus là. De la même façon, l’esprit guerrier a quitté l’Allemagne et la Russie après Stalingrad. Chaque pays européen a été brisé, l’un après l’autre. C’est ce que les Américains ne comprennent pas, soutient Girard [25].
Ce point est repris par le colonel Benoît Durieux dans son intervention au colloque consacré à Clausewitz à l’université d’Oxford. Il voit en fait deux tentations dans la pensée stratégique contemporaine, liées à deux cultures stratégiques, celle des États-Unis et celle de l’Europe [26] Il parle donc d’une culture stratégique européenne comme d’une évidence, pas d’une culture stratégique de l’UE. Pour lui, la dimension de l’expérience historique partagée est fondamentale. Pour les États-Unis, l’ennemi est souvent diabolisé et il peut être détruit avec une violence extrême. Lors de la guerre du Kosovo en 1999, le général Wesley Clark se demandait si le European way of war consistait à ne pas employer une force décisive. Il est un fait que les Européens sont devenus très sceptiques quant à l’usage de la force militaire, parce qu’ils en ont trop constaté les limites. En Europe, on sait qu’après une guerre il faudra toujours vivre aux côtés de ceux que l’on a combattus. De là une volonté, au cours de l’histoire, de limiter la guerre, tant bien que mal, de développer un droit international et un droit de la guerre. On peut évidemment multiplier ce genre de considérations en caractérisant l’histoire des guerres européennes par le développement parallèle de la stratégie et de la diplomatie, dans l’idée de souligner les différences avec la culture stratégique américaine. Ces différences se situent essentiellement au niveau de l’expérience historique et de certaines caractéristiques politiques et sociales. Elles ont des répercussions aux niveaux stratégique, opératif et tactique mais on peut aussi souligner les points communs. L’héritage militaire américain est d’abord européen.
Clausewitz peut toujours aider les Américains et les Européens à ne pas succomber aux tentations de leur culture stratégique respective. Il peut aussi, estime Durieux, servir de fondement à une culture stratégique européenne ou plutôt, comme il le dit, de « ferment d’une doctrine stratégique européenne [27] ». Un dialogue entre Européens sur la pensée de Clausewitz peut effectivement entretenir un fond d’idées communes mais les lectures rappelleront aussi des divergences, pour ne pas parler d’épisodes douloureux, et il serait difficile d’écarter les très riches lectures américaines du personnage.
L’histoire militaire
Professeur d’histoire à l’University of Indianapolis, spécialiste des questions navales contemporaines, Lawrence Sondhaus constate le succès grandissant des concepts de culture stratégique et de way of war, le premier chez les politistes, le second chez les historiens. Le problème est que chaque discours est largement isolé de l’autre [28]. Il relève la première utilisation du concept de culture stratégique européenne par Javier Solana et souligne l’intérêt d’étudier l’émergence historique des cultures stratégiques si l’UE cherche elle aussi à développer sa propre culture stratégique, même si tout cela n’est que du tentative scholarship [29]. Il souligne l’impact allemand sur le développement d’une culture stratégique européenne soft : les Allemands ont peur de leur militarisme d’autrefois et cela pèse sur le développement de la culture stratégique d’une Europe qui peut avoir des intérêts à défendre par la force [30]. Dopo aver reso conto delle pubblicazioni sull’emergere di una cultura strategica dell’UE, Sondhaus constata la difficoltà di costruire un concetto comune. Pour lui, cela prouve que les culture nationales et les façons de faire la guerre esistenti bel et bien, qu’elles sont durevoli. Après avoir rendu compte des publications sur l’émergence d’une culture stratégique de l’UE, Sondhaus constate la difficulté de construire un concept commun. Pour lui, cela prouve que les cultures nationales et les façons de faire la guerre existent bel et bien, qu’elles sont durables [31] Il relève à juste titre que la notion de culture stratégique américaine s’est largement construite à partir de l’identification d’un American way of war et singulièrement de l’ouvrage de Russell Weigley portant cet intitulé. Or la démarche d’auteurs comme Alessia Biava et Christoph Meyer pour l’UE est l’inverse. Il y a là une différence à méditer. Certains donnent une signification importante à l’histoire, d’autres non. Lawrence Sondhaus fait une autre proposition intéressante : chaque État, dit-il, a sa culture stratégique, qu’il ait ou non un way of war [32].
Thomas Mahnken poursuit sur ce rapport entre culture stratégique et way of war [33].
L’approche de Weigley relève plus de la culture militaire américaine, dit-il. Il y est question de stratégies directes, d’approche industrielle de la guerre, de puissance de feu et de technologie utilisées de façon intensive au combat. La culture stratégique américaine, c’est davantage l’habitude de la sécurité, l’exceptionnalisme, l’idéalisme libéral et la vision de la guerre en discontinuité de la politique. On peut distinguer trois niveaux dans une culture stratégique : le niveau national, celui des valeurs de la société à propos de l’utilisation de la force ; le niveau militaire, le way of war national ou comment les militaires de la nation veulent faire la guerre ; enfin le niveau du service ou de l’armée, qui reflète la culture organisationnelle de l’armée de terre, de la marine, de l’armée de l’air, ses valeurs, ses missions, ses techniques préférées.
Conclusion
Le concept de culture stratégique a été appliqué à l’UE ces dernières années. Le concept ne fait souvent qu’habiller une réflexion sur le développement de la PESD. Son côté flou est préféré à celui de doctrine. L’acception est principalement sociologique et envisage une culture commune à construire, dans la ligne du constructivisme en théorie des relations internationales. Cette culture stratégique de l’UE se superpose aux cultures stratégiques nationales et n’envisage que des actions très limitées, où la dimension civile est presque aussi importante que la dimension militaire. Derrière ces études, on sent malgré tout comme un besoin de légitimité historique qui n’est pas satisfait.
Dans le discours des études stratégiques et de sécurité, l’expression « culture stratégique européenne » est parfois utilisée et présuppose une dimension historique : le partage d’une expérience commune. Si les Européens veulent que cette expérience commune débouche, en cas de nécessité, sur un way of war, le cadre de l’UE n’est sans doute pas adéquat. On entre ici sur le terrain des choix politiques mais il faut bien reconnaître que la culture stratégique de plus de vingt-cinq États peut difficilement déboucher sur un way of war commun. Celui-ci, dans le contexte d’aujourd’hui et en prenant en compte la dimension historique, doit sans doute se baser sur un rapprochement des cultures stratégiques britannique et française. Après s’être longtemps opposées, la Grande-Bretagne et la France sont alliées depuis la guerre d’indépendance de la Grèce (1827). Ces deux pays ont la plus riche tradition d’intervention impériale aux quatre coins du monde et aujourd’hui, il s’agit d’abord de cela. D’autres pays ont eu ce type d’expérience et peuvent se raccrocher facilement à celle des Britanniques et des Français.
1.Bruno Colson, « La culture stratégique américaine », Stratégique, 38/2, 1988, p. 15-81; Id., «La culture stratégique française», Stratégique, 53/1, 1992, p. 27-60; Id., La culture stratégique américaine. L’influence de Jomini, Parigi, Fondation pour les études de défense nationale/Economica, 1993.
2.Id., « Culture stratégique », dans Thierry de Montbrial, Jean Klein (dir.), Dictionnaire de stratégie, Paris, PUF, 2000, p. 150-155.
3.Conseil de l’UE, Une Europe sûre dans un monde meilleur: stratégie européenne de sécurité, Bruxelles, 12 dicembre 2003, p. 11 [http://www.consilium.europa.eu].
4.Christoph Heusgen, « Esiste una cultura strategica europea? », Oxford Journal on Good Governance, 2/1, marzo 2005, p. 30.
5.Paul Cornish, Geoffrey Edwards, « Oltre la dicotomia UE/NATO: gli inizi di una cultura strategica europea », Affari Internazionali, 77/3, 2001, p. 587-603.
6.P. Cornish, G. Edwards, « La cultura strategica dell’Unione europea: un rapporto sui progressi », Affari internazionali, 81/4, 2005, p. 801-820.
7.Alessia Biava, « La culture stratégique de l’Union européenne dans le domaine de la sortie des crisis et des conflits: un cadre de référence », dans Vincent Chetail, Cédric Van der Poel, Sylvie Ramel, René Schwok (dir.), Prévention, gestion et sortie des conflits, Genève, IEUG (Europa), 2006, p. 51-74.
8.Voir aussi, d’Alessia Biava: «Vers un Quartier général européen ? Les implications pour le développement d’une culture stratégique européenne », Cahiers du CEREM (Centre d’études et de recherche de l’École militaire), 7, février 2009, p. 49-59; et Ead., L’émergence d’une culture stratégique dans le cadre de la Politique européenne de sécurité et de défense, these de doctorat, université de Genève, faculté des sciences économiques et sociales, 2009.
9.Mai’a K.Davis Cross, Cooperazione per comitato: il comitato militare dell’UE e il comitato per la gestione civile delle crisi, Parigi, Istituto dell’UE per gli studi sulla sicurezza, Occasional Paper, 82, febbraio 2010.
10. Jeffrey S. Lantis, « EU Strategic Culture and US Ambivalence », Oxford Journal on Good Governance, 2/1, marzo 2005, p. 55-56 ; John Glenn, « Realismo contro cultura strategica: competizione e collaborazione? », International Studies Review, 11, 2009, p. 523-551 ; Pierre Mérand, « Pierre Bourdieu e la nascita della difesa europea », Security Studies, 19, 2010, p. 342-374.
11.Christoph O. Meyer, Teorizzare la cultura strategica europea: tra convergenza e persistenza della diversità nazionale, Bruxelles, Centro per gli studi politici europei, Documento di lavoro del CEPS, 204, giugno 2004, p. 4 [http://www.ceps.be].
12.Christoph O. Meyer, « Convergenza verso una cultura strategica europea? Un quadro costruttivista per spiegare le norme in evoluzione », European Journal of International Relations, 11/4, 2005, p. 526-527.
13.Ivi, p. 528.
14.CO Meyer, Teorizzare la cultura strategica europea…, op. cit., p. 6.
15.Ivi, p. 7.
16.CO Meyer, « Convergenza verso… », art. cité, p. 532.
17. Christoph O. Meyer, Alla ricerca di una cultura strategica europea: evoluzione delle norme in materia di sicurezza e difesa nell’Unione europea, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2006.
18.Steven Everts et alii, A European Way of War, Londra, Center for European Reform, 2004.
19.Ivi, p. 13-26.
20.Steven Everts et alii, Uno stile europeo di guerra, op. cit., pag. 43 e 66.
21.Hervé Coutau-Bégarie, « Unité et diversité des cultures stratégiques en Europe », dans Jean Klein, Patrice Buffotot, Nicole Vilboux (dir.), Vers une politique européenne de sécurité et de défense. Défis et opportunités, Parigi, ISC/Economica, 2003, p. 119-128.
22.Hervé Coutau-Bégarie, Traité de stratégie, Parigi, ISC/Economica, 2006, p. 411-412.
23.Roger W. Barnett, Cultura strategica della Marina: perché la Marina pensa in modo diverso, Annapolis, Naval Institute Press, 2009.
24.H. Coutau-Bégarie, Traité de stratégie, op. cit., pag. 414.
25.René Girard, Achever Clausewitz. Entretiens avec Benoît Chantre, Parigi, Carnets Nord, 2007, p. 325.
26.Benoît Durieux, « Clausewitz e le due tentazioni del pensiero strategico moderno », in Hew Strachan, Andreas Herberg-Rothe (dir.), Clausewitz nel XXI secolo, Oxford, Oxford University Press, 2007, p. 251-265.
27.Benoît Durieux, Relire De la guerre de Clausewitz, Parigi, Economica, 2005, p. 25-45.
28.Lawrence Sondhaus, Cultura strategica e modi di guerra, Londra/New York, Routledge, 2006, p. i-vii.
29.Ivi, p. 12.
30.Ivi, p. 44-45.
31.Ivi, p. 52.
32.Ivi, p. 77.
33.Thomas G. Mahnken, United States Strategic Culture, Fort Belvoir, US Defence Threat Reduction Agency, 13 novembre 2006, p. 4-5.
Autore: Bruno Colson
Fonte: Les Européens et la guerre

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